Manuel Rocheman 4tet

Musique – Le Temps
Depuis trente-quatre ans, le club de la capitale vaudoise fait vivre le répertoire jazz acoustique. Reportage

En descendant l’avenue de Mon-Repos, on pourrait presque passer devant l’entrée du club sans s’en apercevoir. Derrière une façade pourtant bleu électrique, on pénètre dans une grande cave en pierre de molasse, ancienne cave à vin de la maison Villamont située juste au-dessus, et dont les vignes couraient au XVIIIe jusqu’au bord du lac. Menacée de destruction dans les années 1980, la bâtisse a finalement vu ses défenseurs gagner, et Chorus s’est lové dans cette cave, devenant le centre névralgique du jazz en Suisse romande.

Il faut dire que la cave est par essence associée à la révolution musicale et culturelle portée par cette musique venue d’outre-Atlantique: le jazz s’est toujours joué dans les bas-fonds plutôt que dans les salons bourgeois. L’identité de Chorus, c’est d’abord une programmation pointue concoctée par son fondateur et directeur Jean-Claude Rochat. «Le critère principal, c’est qu’il faut que ce soit du jazz acoustique, explique-t-il. La pierre de molasse a la particularité mécanique de laisser passer les bruits solidaires, autrement dit les basses. Si on faisait du hip-hop, on n’entendrait que les basses.» La programmation joue la carte de l’équilibre entre artistes étrangers et musiciens suisses – «mais je ne demande pas le passeport pour faire ma programmation», sourit le directeur.

«C’est ma cathédrale!»

Dans cette grande salle voûtée, les tables rondes et les bougies posent d’emblée une ambiance intime et décontractée, et c’est précisément celle-ci que le public constitué en majorité d’habitués et d’aficionados vient chercher. «This is my cathedral, lance Sam, habitué des lieux, qui vient avec sa femme depuis cinq ans. Nous avons notre table favorite, celle où nous nous trouvons.» Ce couple d’Anglais installés depuis vingt ans du côté de Vevey fréquente aussi le Montreux Jazz Festival, «mais il n’a lieu qu’une fois par an… Chorus nous permet d’écouter du jazz live toutes les semaines».
Lire aussi: Lausanne se rêve en pôle de création jazz

Côté jardin, au bord de la scène, Jean-Jacques et Dominique Vallat discutent avec le chef cuisinier. Cela fait plus de trente ans qu’ils viennent environ deux fois par mois. Entre pâtes all’amatriciana et risotto, ils apprécie cette convivialité et la proximité avec les artistes: «Il y a quinze jours, nous sommes venus écouter le batteur André Ceccarelli, une légende du jazz. On le voyait à moins d’un mètre, il passait entre les tables en nous souhaitant bon appétit, c’était fantastique!» explique Dominique, initiée au jazz par son mari. «Chorus a l’avantage d’être vraiment abordable au niveau du prix d’entrée, renchérit Jean-Jacques. On se rend aussi à Jazz Onze +, mais en revanche Montreux on boycotte: la programmation n’est plus vraiment jazz et ils sont devenus fous avec les prix.»

Rapport profond avec le public

Un peu avant 21 heures, les musiciens qui se produisent ce soir-là sont attablés avec le directeur et quelques amis venus pour l’occasion. «L’accueil à Chorus est chaleureux, et c’est quelque chose de rare aujourd’hui, commente le batteur Christophe Marguet. C’est une gestion à l’ancienne, on se parle et tout se fait au téléphone. Musicalement, on est totalement libre de présenter la musique qu’on souhaite. Pour nous c’est capital, c’est un rapport assez profond avec le public, on n’est pas là pour faire de l’animation. Et puis le plateau sonne vraiment très bien.» Installés près des musiciens, Alberto Gallusser et Valérie Brunel fréquentent également Chorus depuis trente ans. «Je venais ici avant de te connaître», plaisante Valérie. Le jazz est au cœur de l’histoire de ces deux septuagénaires, qui se sont rencontrés à Pianissimo, club lausannois aujourd’hui disparu. «Chorus, c’est le dernier temple du jazz et peut-être la plus belle salle qui existe, assure Alberto. «L’histoire de cette cave est incroyable, ajoute Valérie. Ma grand-mère a connu encore les vignes ici, et elle jouait à se cacher dans cette cave. Si elle est aussi grande, c’est qu’il y avait d’énormes tonneaux, probablement du chasselas.»

Véritable mémoire des lieux, le couple se dit préoccupé par le vieillissement du public – «pas seulement dans le jazz d’ailleurs, mais aussi dans la musique classique: le public, c’est nous, et nous sommes âgés…» Comme une incitation à la jeunesse, Chorus offre tous les jeudis une carte blanche aux groupes d’étudiants qui sont en formation à l’EJMA (Ecole de jazz et de musique actuelle) et l’HEMU (Haute école de musique). «Ce sont les deux écoles les plus importantes de Suisse romande, explique Jean-Claude Rochat, il est donc naturel que les jeunes musiciens présentent leur projet ici dans des conditions professionnelles.» Ces soirées sont gratuites, ce qui permet de drainer un autre public. «C’est notre contribution pour les personnes qui n’ont pas beaucoup de moyens», poursuit le directeur, qui a également mis en place un partenariat avec l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne: «L’EPFL fait la promotion de nos concerts, et en contrepartie nous offrons quelques places.»

Une musique de la liberté

Dans le parterre d’habitués, on croise effectivement Elena, doctorante en science et génie des matériaux venue avec son conjoint grâce à des places gagnées. A la table d’à côté, Noémie et Florian, 21 ans, eux aussi étudiants à l’EPFL, se réjouissent: «Nous n’écoutons pas beaucoup de jazz, mais c’est l’occasion de venir à un concert.» Alors, les notes bleues intéressent-elles encore les jeunes? «Plus que jamais, répond sans hésitation Jean-Claude Rochat. Quand on voit le nombre d’étudiants et l’attractivité de l’EJMA, le jazz a de beaux jours devant lui. Tous les dix ans, on dit que le jazz est mort. Je pense au contraire que c’est une musique vive et vivante: une musique de la liberté et qui se renouvelle.»

Dans le quartier du Flon, une nouvelle salle dédiée au jazz et aux musiques du monde devrait voir le jour. «Mais cela ne sera pas la même programmation que Chorus, assure le directeur. Nous, on ne fait pas de la world music, on est resté dans le jazz acoustique. Vous savez, depuis l’ouverture de Chorus en 1988, il y a eu quantité de clubs de jazz ouverts, puis fermés. A une période nous avons même été trois à Lausanne: Pianissimo, le caveau de l’Hôtel de ville et nous. Il y a de la place!»

Juliette de Banes Gardonne